14/10/2022

Radio Begum : une radio pour les femmes en pays taliban

Reportage : Ines Gil, à Kaboul


Fondée avant l’arrivée des talibans au pouvoir, la radio locale s’est donnée pour objectif de promouvoir l’éducation des filles et des femmes afghanes. Malgré les contraintes, elle s’est maintenue après le retour des talibans.



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« On préfère rester discrets, on n’est pas à l’abri des menaces. » Quelque part dans le centre de Kaboul, dans un lieu gardé secret, Saba Chaman avance dans une petite allée. Le jardin est envahi de roses, une fleur omniprésente dans la tradition afghane. Elle monte quelques marches d’un bâtiment ancien et pousse une porte : « Bienvenue à Radio Begum », dit la directrice du média, sourire aux lèvres.

"Ce sujet met en avant le travail de ces femmes"

Sahar est l'une des deux journalistes régulièrement sur le terrain
A l’intérieur, les employées s’activent d’une pièce à l’autre. Une ambiance électrique, propre à tous les médias, envahit les lieux. Dans une salle, plusieurs journalistes sont installées à leurs postes de travail. Au fond de la pièce, Sahar est concentrée sur l’élaboration de son prochain reportage. Les yeux plissés sur la piste de montage audio, elle modifie le son en quelques clics : « C’est un reportage sur les femmes afghanes qui souhaitent être autonomes sur le plan financier », affirme Sahar en décollant les yeux de son écran.

Son léger voile gris recouvre ses cheveux et tombe le long de ses épaules. Elle porte un manteau qui descend jusqu’à ses genoux et cache les formes de son corps. Il constitue un outil de pudeur nécessaire en Afghanistan, mais témoigne d’un certain libéralisme à l’afghane, car Sahar ne porte pas d’abaya, la longue robe traditionnelle qui tombe jusqu’aux pieds.

La journaliste lance un coup d’œil vers son reportage, avec une certaine fierté : « Avec ce sujet, on veut mettre en avant le travail de ces femmes. Elles sont tailleurs, elles ont monté un petit commerce pour recoudre et confectionner des vêtements. »

"Parfois, la radio est leur seul moyen de s’exprimer"

300 000 auditrices (principalement) mais aussi auditeurs
Créée par Hamida Aman, une journaliste et entrepreneuse suisso-afghane engagée dans la défense des droits des femmes en Afghanistan, Radio Begum (رادیو بیگم ) a vu le jour en mars 2021, cinq mois avant le retour des talibans au pouvoir : « Quand ils sont revenus en août 2021, nous avions des inquiétudes. Mais ils nous ont finalement donné l’autorisation d’émettre », indique Hamida Aman.

Pour continuer à diffuser, le média contourne les questions politiques pour se concentrer sur l’éducation des femmes et filles afghanes. Il propose des émissions sur la santé mentale - qui reste un vif tabou en Afghanistan -, des débats sur le droit des femmes dans la société, des concours de poésie ou encore des cours pour les filles dans le secondaire. La plupart des employés, les journalistes et la direction, sont des femmes. Quelques hommes y travaillent comme techniciens.

Ecoutée par environ 300 000 personnes de manière régulière selon les estimations, la jeune radio rencontre un certain succès :
« Nous nous sommes considérablement développées, dit Hamida Aman, nous avons des correspondantes en dehors de Kaboul, nous avons installé plusieurs antennes pour émettre dans les provinces, à Bamyan, à Baghlân, Kandahar, et bientôt à Mazâr-e Sharif. Beaucoup de femmes, et même parfois des hommes, nous écoutent pour apprendre des choses mais aussi pour s’exprimer. Nous recevons des appels très touchants de femmes désespérées à cause de la situation dans le pays. Elles ont besoin d’échanger, et parfois, la radio est leur seul moyen de s’exprimer. L’anonymat libère la parole. »
Sahar replace ses mèches de cheveux visibles sous son voile, un automatisme. Elle a à peine 20 ans et travaille à Radio Begum depuis son lancement. Avec une autre journaliste, elle est la seule reporter à se rendre sur le terrain à Kaboul. Une démarche peu anodine en Afghanistan, où les femmes sont de plus en plus confinées dans l’espace privé depuis le retour des talibans :
« C’était déjà difficile avant les talibans. Mais maintenant, il y a encore plus de contraintes. Si une femme travaille comme reporter sur le terrain, les passants la regardent comme si elle commettait un crime car beaucoup d’Afghans pensent que sortir dans la rue est une très mauvaise chose quand on est une femme. »

Des sujets tabous

Saba Chaman, qui dirige la radio à Kaboul, doit jongler entre les objectifs, l'éducation des Afghanes, et les lois imposées par les talibans
Pour continuer d’émettre, la petite radio effectue un travail d’équilibriste car les restrictions se multiplient. Les journalistes doivent se conformer aux nouvelles lois : « Comme l’ensemble des médias afghans, nous avons arrêté de diffuser de la musique au printemps dernier à la demande des talibans », indique Saba Chaman.

La directrice de la radio s’arrête devant un studio d’enregistrement dans lequel deux femmes animent une émission en direct. Elles portent le voile et leur visage est couvert par un masque noir : « Nous avons aussi dû nous conformer à l’obligation du port du voile intégral », dit-elle, l’air peiné. En mai dernier, le Ministère de la vertu et de la Prévention du vice a ordonné aux présentatrices de télévisions de porter le voile intégral qui ne laisse apparaître que leurs yeux lorsqu'elles sont en plateau :
« Les premières semaines, on ne l’avait pas appliqué, on ne pensait pas être aussi concernées par cette mesure. On a une diffusion vidéo sur le web, mais on n’est pas une télévision. Mais un jour, les talibans nous ont appelées pour exiger l’application de la nouvelle législation. Les journalistes filmées doivent maintenant le porter. »
Pour le reste, Radio Begum évite les sujets trop politiques :
« Nous relayons des poèmes d’auditeurs, affirme Saba, mais si certaines œuvres attaquent avec virulence les talibans, on ne peut pas les diffuser. On aurait trop de problèmes. »
Même si Radio Begum se conforme aux règles talibanes, le média bouscule la société afghane en abordant des sujets très tabous, liés à la santé mentale.La question de la dépression, qui serait en augmentation dans le pays, est souvent traitée : « Beaucoup d’auditrice, parfois même des hommes, expriment leurs craintes pour l’avenir », assure Hamida Aman. Les débats portent aussi sur les violences conjugales, ou encore l’accès au travail alors que la crise financière frappe durement le pays. Quant aux sujets diffusés sur la chaîne web, ils promeuvent l’autonomie et les droits des femmes.

Parmi les derniers reportages publiés sur les réseaux sociaux, un sujet aborde la création d’une librairie pour pousser les femmes à lire, un autre donne la parole aux filles afghanes après la fermeture des écoles dans le secondaire, une vidéo relaie une manifestation de femmes activistes, une autre présente les petits commerces fondés par des femmes.

Le média traite de sujets de société liés aux femmes qui semblent clairement défendre des idéaux éloignés du projet taliban pour le pays. Mais avec habilité, les journalistes n’attaquent pas frontalement les talibans, ce qui permet à la radio de continuer à exister.

Faute d'écoles, des cours à la radio

Une professeure donne des cours de Dari à quatre élèves de niveau collège, les filles étant exclues du secondaire
Dans un studio voisin, de petites voix s’élèvent à l’unisson : « Elles enregistrent un cours de dari qui sera diffusé demain », indique Saba Chaman. Cette émission constitue aujourd’hui le cœur battant de Radio Begum. Tous les jours, une poignée d’élèves de 12 ans se rendent dans les studios du média avec une professeure pour enregistrer des cours. La démarche est vitale, à l’heure où les talibans ont fermé les écoles pour les filles afghanes dans le secondaire :
« Ce projet est né avant le retour des talibans, au printemps 2021, indique la directrice de la radio. A l’époque, une école pour fille a été la cible d’une attaque meurtrière à l’ouest de Kaboul, dans le quartier de Dashte Barshi. Comme leur établissement scolaire était temporairement fermé, on a décidé de diffuser des cours sur les ondes de la radio. Quand les talibans sont revenus au pouvoir, on a continué parce qu’ils n’ont jamais rouvert les écoles pour les filles dans le secondaire. Pour que toutes les auditrices puissent en bénéficier, on diffuse trois heures de cours en langue dari et trois heures en pashto, l’autre langue officielle du pays. »
 Dans la pièce voisine, Nassira prépare son émission de l’après-midi :
« Elle est dédiée à la législation islamique, j’informe les femmes sur leurs droits. Sur ce qu’elles sont autorisées à faire en islam et sur ce qu’elles peuvent exiger au juge en cas de différents. »
Son programme vise notamment à expliquer aux auditrices que certaines coutumes ne respectent pas le droit islamique en vigueur en Afghanistan :
« Par exemple, en cas d’héritage, dans la législation islamique, une femme a droit à la moitié de ce qu’obtiennent les héritiers hommes. Mais dans la coutume, dans certaines régions, elles n’ont droit à rien du tout, car il est mal vu pour une femme de demander de l’argent. Moi, je suis là pour leur dire : "Vous avez au moins le droit à la moitié… C’est un problème récurrent en Afghanistan. Mais on aborde aussi d’autres sujets. La fermeture des écoles, par exemple, n’est pas en accord avec les règles islamiques. Car selon le Coran, si une femme est éduquée, elle peut mieux élever ses enfants. Enfin, sur la question sensible du hijab, il est vrai que le port du voile est encouragé en islam. Mais selon le droit islamique, on ne devrait jamais forcer une femme à le mettre. »
Nassira se tourne vers son ordinateur et s’apprête à reprendre ses notes. Son texte doit être prêt dans deux heures. Avant de se remettre au travail, elle lâche un soupire et reprend :
« Si les femmes afghanes sont éduquées et connaissent leurs droits, elles pourront se défendre dans la société que préparent les talibans. »

Pour aider financièrement Radio Begum

Une opération de financement participatif a été lancé sur Helloasso


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